L’aventure postmoderne
L’aventure est aujourd’hui un moyen de sortir de chez soi et de soi.
Expéditions, raids, sports aventures, longues marches, périples cyclistes emmènent leurs adeptes sur les routes, les montagnes, les fleuves, les déserts ou les mers, dans les brousses ou ailleurs, sollicitent leur engagement physique et leur courage, même si le plus souvent les dangers relèvent davantage du fantasme ou de la méconnaissance du terrain que de réelles menaces. Aujourd’hui, l’aventure tient au fait de renoncer aux routines qui scandent le quotidien et à se livrer à l’imprévisible en un temps limité, consacré à une entreprise personnelle qui amène à sortir de soi et de chez soi. Dans l’affrontement physique au monde, l’individu cherche ses marques, s’efforce de tenir entre ses mains une existence qui lui échappe. Les limites de fait prennent alors la place des limites de sens qui ne satisfont plus. L’individu vit des moments d’intensité d’être, ré-enchante son existence par l’emprunt de chemins de traverse où il ne doit sa progression qu’à lui-même.
Éprouver le sentiment de s’appartenir
Dans nos sociétés où les repères se fragmentent et se multiplient, le corps est toujours une réserve pour savoir qui l’on est et ce que l’on peut attendre du monde. Dans la douleur, l'effort de longue haleine, l'incertitude du lendemain, l'individu éprouve son existence avec une folle intensité. La multiplication de ces entreprises va de pair avec une société où, pour un nombre grandissant d’individus, vivre ne suffit plus : il faut se sentir exister.
Au cœur de l’action, face aux éléments, livré à ses seules ressources, l’individu éprouve le sentiment de s’appartenir enfin, de donner la meilleure version de lui-même. Les sensations ainsi éprouvées sont d’autant plus sollicitées que le reste de la vie est pacifié, tranquille, protégé de tout aléa, l’existence familiale et professionnelle à l’abri de toute crainte. Ces activités sont revendiquées comme étant une manière de retrouver le sel de la vie dans une société trop sécurisante, éprouver un enracinement plus sensible à sa vie personnelle. Ces loisirs créent une longue jubilation et s’opposent au désenchantement du monde.
L’espace naturel des sociétés occidentales est converti à un usage policé, enfoui sous le milieu technique (aménagement du territoire, urbanisation, déboisement, etc.). Mais la sécurité ainsi gagnée attise l’appel des forêts, la tentation de se perdre un temps hors des sentiers battus. Volonté de corps à corps avec la nature où les seules ressources personnelles sont en jeu. L’immense succès de la marche à travers le monde l’illustre. L’individualisme contemporain trouve là un terrain d’élection : l’homme seul face à l’immensité du monde, dans l’épuration de toutes les contraintes de la vie en société – de toutes ses facilités aussi – ce qui, dès lors, confère une valeur à chaque action entreprise.
Des formes inédites de vedettariat
Sur un autre registre, les « nouveaux aventuriers » sont les prospecteurs de dangers qu’ils se proposent ensuite d’affronter sous le feu des projecteurs. La prise de risque est la marchandise qu’ils offrent à l’exploitation des sponsors et à la curiosité du public. Leur notoriété (et le soutien de leurs sponsors) ne dure guère, éclipsée par l’éclat d’un concurrent ou la nécessité de répéter l’exploit en plus fort encore. Elle suscite de nouveaux notables, des formes inédites de vedettariat où le jeu symbolique avec la mort et la limite est monnayée en valeur économique et en prestige. Le paradoxe de ces affrontements à la nature extrême est leur formidable organisation logistique.
Mais loin du marché des sensations fortes, une autre aventure se déploie dans la discrétion avec des individus innombrables qui parcourent le monde à pied, à vélo, en bateau, seuls ou en couple, en tenant simplement un blog à destination de ceux qui les suivent. L’aventure est toujours au coin de la rue pour ceux qui souhaitent la débusquer.
En savoir plus
D. Le Breton est auteur de : Marcher la vie. Un art tranquille du bonheur (Métailié, 2020), Conduites à risque. Des jeux de mort au jeu de vivre (PUF, 2013) ou Marcher. Éloge des chemins et de la lenteur (Métailié, 2012).