Luther et la fin du monde
Martin Luther naît dans les soubresauts d’un monde qui a l’intuition de sa fin prochaine. Dans un tel contexte, la question de savoir quand viendra la fin du monde occupe tous les esprits.
Déjà au XIIe siècle, dans son Expositio in Apocalypsim (Explication de l’Apocalypse), Joachim de Flore avait mis au goût du jour la spéculation sur les fins dernières. Trois siècles plus tard, dans une période bien plus troublée, l’invention de l’imprimerie permet à la littérature apocalyptique de se diffuser largement, en particulier dans l’espace germanique.
Le jugement dernier
Alors que les épidémies déciment les populations et que les Turcs font peser leur menace sur l’Europe, l’espoir se porte sur un empereur providentiel qui viendrait inaugurer un âge d’or, en mettant notamment un terme à la corruption de l’Église. Ce personnage est annoncé dans des ouvrages qui frappent les imaginations, comme celui de l’astrologue Johannes Lichtenberger, le Pronosticatio, publié en latin et en allemand.
Dans ce monde où le Jugement dernier semble imminent, Luther se débat avec sa terreur d’être réprouvé par Dieu. Après une recherche spirituelle et théologique de plusieurs années, il a la révélation d’un Dieu miséricordieux lorsqu’il médite sur ce verset de l’épître aux Romains : Le juste vivra par la foi.
La fin des temps
Mais en homme de son temps, Luther n’élude pas la question des fins dernières : elle est bien présente dans ses écrits, comme par exemple chaque fois qu’il qualifie d’Antéchrist le Pape, les illuministes, ou encore les Turcs. Cela étant, contrairement à beaucoup de ses contemporains, à aucun moment il ne donne une date précise pour la fin des temps. La seule chose qu’il affirme, c’est sa conviction que le monde est désormais entré dans ses derniers moments, et il se sert de l’apocalyptique pour montrer que la Réforme de l’Église qu’il a entreprise se produit dans une période cruciale de l’histoire spirituelle.
À cette époque, ceux que l’on appelle les « millénaristes » croient qu’un âge d’or de mille ans est sur le point de se mettre en place. Des débordements ne manquent pas de se produire chaque fois que certains veulent en hâter la réalisation par la force. Mais Luther n’adhère pas à leurs thèses et il ne s’intéresse pas à la venue d’un âge d’or matériel. Ses réserves à l’égard de la méthode allégorique, jusque-là couramment pratiquée dans l’interprétation des textes, l’empêche de laisser trop de place aux effets suggestifs des images bibliques et donne ainsi à sa pensée apocalyptique une relative sobriété.
Sauver en Christ
Mais ce qui est surtout déterminant chez Luther dans sa réflexion sur les fins dernières, c’est qu’à l’instar de toute sa théologie elle est traversée par cette tension entre le fait que le croyant est en même temps toujours juste et toujours pécheur ou, pour reprendre la célèbre formule latine : simul justus et peccator. Dans cette perspective, le Jugement dernier n’est pas rejeté dans l’avenir, mais il habite aussi le présent. Il n’a donc plus à faire l’objet de prédictions et de spéculations.
Pour Luther, l’être humain ne sera pas sauvé par les événements futurs, mais par le Christ venu dans l’histoire. Alors que les spéculations apocalyptiques de son temps se focalisent sur les aspects négatifs de la Création, la conviction de Luther que le monde est proche de sa fin ne conduit ni au désespoir, ni à une utopie mortifère, car elle est détachée de toute idée de succès.
C’est ainsi qu’avec Luther, la pensée apocalyptique prend une dimension pastorale. Elle incite le croyant à ne pas se retirer de cette terre et l’encourage au contraire à l’habiter pleinement pour en faire, autant qu’il est possible, un monde meilleur. Si l'on m'apprenait que la fin du monde est pour demain, je planterais quand même un pommier : cette phrase, attribuée à Luther, même si elle n’a peut-être jamais été prononcée, résume assez bien sa vision des fins dernières.